La France face aux Jeux de Berlin – 1936 (partie 1)
Plus d’un siècle après avoir été restaurés à l’initiative de l’utopiste baron français Pierre de Coubertin, les Jeux olympiques, manifestation universelle par excellence, ont définitivement perdu leur label de « jeu ». Les intrications qu’ils entretiennent avec la politique, les enjeux qu’ils impliquent, les passions qu’ils déchaînent, l’intérêt majeur qu’ils représentent pour les états qui, depuis des âges reculés, ont toujours été soucieux de se comparer à leurs voisins, prompts à affirmer leur supériorité, ont fini par consommer leur vocation originelle. Instrumentalisés sans relâche par des nations, des gouvernements, des groupes, tout au long d’un XXè siècle au cours duquel les termes « universalité » et « globalisation » ont pris leur véritable sens, ils sont peu à peu passés d’un statut ludique à celui d’acteur à part entière de l’inextricable monde des relations internationales. A la veille des Jeux de Pékin, l’intense campagne de boycott menée contre ces derniers est là, une nouvelle fois, pour nous le rappeler vertement.
Lorsqu’est évoquée une instrumentalisation politique des anneaux, une date vient immédiatement à l’esprit, et fait office de référence dans les manuels d’histoire : 1936, et les Jeux organisés à Berlin, sous l’égide du IIIè Reich. Si la genèse de l’olympisme moderne est pervertie, dès le départ, par les intrications politiques qu’il génère, la fascisation du sport au tournant des années 1930, et l’exploitation de ce dernier par les régimes totalitaires, font qu’un nouveau cap est franchi. Car désormais, en matière de sport, la question de la position à prendre dans le manège tourmenté de la géopolitique internationale « s‘avère primordiale et permanente »1.
Il nous a ainsi paru intéressant de revenir en détail sur ces Jeux nazis, et de mettre en lumière l’attitude de la France qui, de la campagne de boycott à la participation, joue un rôle majeur dans le succès du dessein d’Hitler, et se trouve être un des révélateurs dans les déséquilibres qui vont conduire au second conflit mondial.
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L’investiture conférée à l’Allemagne
Au prime abord, nous pouvons nous demander comment l’organisation d’une manifestation comme les Jeux olympiques, vouée à célébrer la paix entre les peuples, a pu ainsi échoir entre les mains d’un régime totalitaire. Plusieurs raisons peuvent être avancées pour tenter d’expliquer ce qui apparaît, à première vue, comme une aberration.
Jusqu’au début des années 1930, les relations entre l’Allemagne et le monde des anneaux sont pour le moins chaotiques. Après des premiers pas hésitants sur le stade, les Allemands décident de s’investir plus généreusement dans l’aventure olympique. Ils font ainsi acte de candidature, et Berlin est retenue pour les Jeux de 1916. Mais l’événement se trouve annulé en raison de la guerre : les vaincus sont exclus du mouvement olympique, et se voient priver des compétitions d’Anvers en 1920, et de Paris en 1924. Le sport continue cependant son développement dans le pays, réputé pour son ancienne tradition sportive, cultivée depuis Bismarck, en passant par Guillaume II et la République de Weimar. Un homme, Theodor Lewald, qui avait pris une part active lors de la candidature de 1916, rêve toujours de voir sa patrie héberger la grande manifestation quadriennale. Il parvient à se faire élire au sein du comité exécutif du CIO en 1926 (sur proposition de Coubertin), et s’attèle dès cet instant à monter un nouveau projet. Celui-ci reçoit un très bon écho auprès de l’instance suprême – séduit par la capacité d’organisation et la rigeur germaniques -, qui décide finalement d’attribuer les Jeux à la capitale allemande lors de la session de Lausanne, le 13 mai 1931. Lewald intervient auprès des milieux capitalistes du pays, et les convainc des bénéfices qu’ils peuvent retirer des Jeux. Puis, après avoir obtenu l’accord d’Hitler, il met sur pied, en collaboration avec le Comité National Olympique allemand, un comité d’organisation, qui voit officiellement le jour le 24 janvier 1933.
Avec l’arrivée des nazis au pouvoir, c’est pourtant sans surprise que l’on assiste dans tout le Reich à une véritable « fascisation » du sport, qui est mis sous la tutelle de l’État. Dès avril 1933, le général Hans Tschammer und Osten est nommé Reichssportfürher. Rattaché au ministère de l’intérieur, il contrôle tout ce qui touche de près ou de loin au domaine sportif. Dans l’esprit des dirigeants nationaux-socialistes, le sport tient une place particulière dans leur stratégie politique, puisqu’il est destiné à être un instrument du raffermissement du nationalisme allemand. En plus de consolider et d’endurcir la race aryenne, il doit contribuer à servir les ambitions militaires et expansionnistes du Reich, en forgeant une jeunesse destinée à devenir une armée indestructible : « le sport nazi entend donc être l‘antidote à la dégénérescence de la race aryenne et il participe au déploiement d‘un sentiment pangermaniste idéalisant un futur où le peuple allemand, réuni et conquérant, pourra régner sur l‘Europe »2. Ainsi est instauré un système de promotion des exercices physiques, parfaitement huilé, qui touche toutes les couches de la société, en particulier les enfants, qui entament leur formation dès le plus jeune âge.
En 1931, il y avait objectivement peu de raisons pour le CIO de ne pas porter son choix sur l’Allemagne, qui déployait de larges efforts pour se réconcilier avec le monde de l’olympisme. Pourtant, devant les dérives croissantes opérées par les nazis, nous pouvons nous demander pourquoi le CIO, qui a vocation d’organe suprême, est resté passif, voire a cautionné les méthodes nationales-socialistes.
L’olympisme apparaît, une fois de plus, être victime de ses contradictions initiales. Instrumentalisé, le stade devient le champ clos d’un affrontement, non plus entre athlètes, mais entre nations, qui n’ont d’autre but que la suprématie sportive, traduction de leur puissance extérieure. En outre, lorsqu’il évoque son œuvre, le baron de Coubertin aime à faire l’apologie de la force virile, de la compétition, des vertus d’honneur du drapeau et de la race, amenées à ériger un homme nouveau : « la première caractéristique essentielle de l‘olympisme ancien aussi bien que de l‘olympisme moderne, c‘est d‘être une religion. En ciselant son corps par l‘exercice comme le fait un sculpteur d‘une statue, l‘athlète antique honorait les dieux. En faisant de même, l‘athlète moderne exalte sa patrie, sa race, son drapeau »3. Ces propos présentent des similitudes idéologiques flagrantes avec la doctrine nazie. Hitler et les responsables du mouvement sportif allemand ne manqueront d’ailleurs pas une occasion de se référer aux ambiguïtés des paroles du restaurateur pour justifier leur démarche. Les dirigeants olympiques font eux aussi preuve d’une grande complaisance à l’égard des méthodes du Reich. En effet, sans être des nazis, les Baillet-Latour, Brundage, Sherill ou même Coubertin (qui bien que ne faisant plus partie officiellement de l’organigramme de l’institution, garde une influence certaine, et reste une caution morale incontournable), ne cachent pas leur admiration pour les hommes forts et les régimes musclés. Ainsi, tant pour motifs sportifs (l’Allemagne considérée comme terre d’élection des exercices physiques, et reconnue pour sa capacité à organiser une manifestation d’une telle ampleur), que politiques (leur vision du sport et de l’olympisme se rapproche largement de celle du führer), le CIO s’engage ouvertement pour le maintien des Jeux outre-Rhin. L’olympisme et les nazis trouvent tous deux un intérêt dans cette affaire, Jean-Marie Brohm allant jusqu’à parler de la « rencontre de deux expansionnismes » : « celui de l‘impérialisme hitlérien en quête de prestige et de reconnaissance internationale, avec celui du mouvement olympique cherchant à imposer la religion athlétique, “doctrine philosophico-religieuse“ selon l‘expression de Coubertin »4.
Hitler, qui semble durant les premiers temps peu intéressé par la question des Jeux, est convaincu par son ministre de la propagande, Goebbels, que cet événement représente une « occasion de propagande sans précédent », selon ses propres termes. Le führer lance alors son pays dans l’odysée olympique, en gardant en point de mire deux objectifs principaux :
- d’un côté, il souhaite donner l’image apaisante d’une Allemagne hospitalière et adoucie face aux démocraties.
- d’un autre, il désire utiliser les Jeux comme paravent pour ancrer le régime et réarmer à outrance, en toute impunité.
Pourtant dès 1933 surgissent les premières interrogations, et les premières inquiétudes. Face aux mesures discriminatoires prises à l’encontre des juifs, plusieurs démocraties posent un cas de conscience : peut-on décemment organiser les Jeux dans un pays ouvertement raciste ? Le CIO, par la voix de son président Baillet-Latour, émet également des réserves, n’hésitant pas à mettre sur la table le problème de la discrimination raciale, et exige des dirigeants allemands des garanties quant au respect de la Charte olympique. Lors de la 31ème session du CIO, qui se tient à Vienne du 7 au 9 juin 1933, les membres allemands de l’instance (Carl Diem, président du CNO allemand, et Theodor Lewald), apportent une notification écrite, émanant du ministre de l’intérieur Frick, attestant que l’Allemagne organisera bien les Jeux suivant le règlement en vigueur. Ces assurances de pure forme ressemblent davantage à une vague promesse, qui n’entravera pas les nazis dans leur entreprise, mais elles suffisent au CIO, qui entérine sa décision de confier les Jeux à Garmisch-Partenkirchen (J.O d’hiver) et à Berlin. Il affleure clairement que les chantres de l’olympisme se voilent la face, réduisant leur intervention à une non-intervention complice : « Il est difficile d‘imaginer complicité plus étroite avec un régime fasciste. Personne n‘ignorait, en effet, et les responsables olympiques encore moins que quiconque, que les nazis concevaient le sport comme une continuation de la politique par d‘autres moyens. [...] Aussi fallait-il une bonne dose de cynisme ou d‘inconscience pour se satisfaire de telles assurances »5. Néanmoins, le durcissement constant du régime national-socialiste inquiète de plus en plus les démocraties : une vaste campagne de boycott va ainsi voir le jour…
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Notes
1- Jacques Defrance, « La politique de l‘apolitisme. Sur l‘autonomisation du champ sportif », in Politix, n° 50, 2000, p. 21.
2- Jean Saint-Martin, « Sport, nationalismes et propagande (1918-1939 », in Philippe Tétart (dir.), Histoire du sport en France du second Empire au régime de Vichy, Paris, Vuibert, p. 199.
3- Pierre de Coubertin, « Les assises philosophiques de l‘olympisme moderne » in L’idée olympique, Stuttgart, Carl Diem Institut – K. Hoffman, 1967, p. 60.
4- Jean-Marie Brohm, 1936 – Jeux Olympiques à Berlin, Bruxelles, Editions Complexe, 1983, p. 15.
5- Jean-Marie Brohm, op. cit., p. 39.
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