La France face aux Jeux de Berlin – 1936 (Partie 2)
Le débat sur la participation aux Jeux de Berlin dans le monde et au sein du milieu politique français
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La campagne de boycott, esquissée de manière parcimonieuse au sein de foyers peu influents, prend de l’ampleur à l’instigation de la presse américaine, qui dénonce l’olympiade berlinoise dès 1933. Au mois de juin, la puissante AUU (Amateur Athletic Union of the United States) adopte une résolution en faveur du boycott des Jeux nazis. Cette mesure est globalement le reflet de l’opinion publique américaine et internationale à ce moment, peu réceptives aux promesses allemandes. Pourtant, après une commission d’enquête menée par Avery Brundage (président de l’AOC, Cominté olympique américain), qui s’apparente plus à une parodie qu’à autre chose (il se rend en personne et seul outre-Rhin pour s’assurer que les Allemands respectent bien le règlement olympique, ces derniers ayant dès lors tout loisir de ne lui dévoiler que ce qu’ils veulent bien montrer…), l’AOC décide, le 26 septembre 1934, d’accepter l’invitation berlinoise. L’année 1935 est marquée par un regain de vigueur de la campagne de boycott, notamment à la suite de la promulgation des lois de Nuremberg. Les médias, des personnalités et des intellectuels montent en première ligne, alors que les syndicats et la jeunesse américaine s’impliquent eux aussi énergiquement. Rien n’y fait, l’influence de Brundage, conservateur favorable à la participation, fait pencher la balance: en décembre 1935, l’AAU entérine finalement la décision de se rendre en Allemagne.
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Hors du pays de l’Oncle Sam, la croisade est essentiellement l’œuvre des forces ouvrières (les associations sportives, au nom de l’apolitisme, restant elles à l’écart du débat). Le monde du prolétariat se mobilise, et l’on assiste dans de nombreux pays, à la création de divers comités prônant la défense des droits de l’homme, de l’idée olympique, avec comme leitmotiv, la protestation contre les Jeux allemands. Une activité particulièrement importante est décelable en Tchécoslovaquie, où est prévue l’organisation d’une olympiade populaire à Prague, du 1er au 9 août 1936, ainsi qu’en Espagne, où le mouvement de boycott trouve un souffle nouveau avec l’élection du Frente Popular, en février 1936. Au mois d’avril à Barcelone a lieu une grande manifestation, au cours de laquelle les participants expriment haut et fort leur aversion pour les J.O. de Berlin. Cette rencontre sonne, d’autre part, comme un prélude aux olympiades populaires qui doivent se tenir à Barcelone à partir du 19 juillet, sous la présidence du gouvernement de Catalogne.
Ces revendications sont appuyées par des prises de position à titre personnel, émanant notamment d’intellectuels anti-fascistes, tels Heinrich Mann – en particulier dans son discours Les sportifs olympiques, gladiateurs de Hitler, qui a un impact notable dans la mobilisation en faveur du boycott-, ainsi que l’explorateur et écrivain danois Peter Freuchen, d’artistes, comme le sculpteur tchèque Jakub Obrowsky, et de quelques sportifs, dont la Néerlandaise Tollien Schuurmann, ou l’Autrichienne Julie Deutsch (cette dernière refusera de prendre part aux compétitions).
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En France, la polémique sur les Jeux prend de l’envergure assez tardivement, du moins plusieurs mois après la controverse qui a cours outre-Alantique. Elle prend forme au sein de trois secteurs particuliers de la société: le politique, le sportif, et l’opinion publique, dont le révélateur prédominant est la presse.
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Au niveau politique, la campagne contre la manifestation olympique est, dans un premier temps, le fait de l’opposition de gauche. Le 17 décembre 1935, le député socialiste Jean Longuet est le premier à faire entendre sa voix. Il propose devant l’Assemblée un amendement demandant la suppression de la subvention allouée à la participation de l’équipe nationale, ainsi que le refus de concourir dans la capitale du Reich. Son réquisitoire est virulent, mais il n’est finalement pas suivi par la Chambre. Pour autant, cette intervention lance indubitablement le débat au sein de l’hexagone. En mai 1936, la victoire électorale du Front Populaire repose sur le devant de la scène la question de la participation. L’arrivée au pouvoir d’une coalition de gauche, fondamentalement opposée à l’hitlérisme, relance les espoirs des détracteurs des Jeux nazis. Pourtant, il apparaît que le gouvernement de Léon Blum est à la fois passif et indécis dans cette affaire, et adopte une position que l’on peut qualifier d’intermédiaire. Soucieux de préserver ses alliés, en particulier les communistes (qui mènent une campagne caustique contre les Jeux allemands et militent dans le même temps pour l’olympiade populaire de Barcelone), ainsi que ses ennemis de droite (qui ont entre leurs mains les clés du mouvement sportif, et sont donc majoritairement en faveur de la participation), il propose un projet de loi, qui ressemble à un compromis de circonstance: « Le gouvernement n’a pas fait opposition à la participation de la France aux Jeux olympiques. Et il a autorisé notre pays à participer aux Jeux populaires de Barcelone. En conséquence, deux projets de loi seront déposés par ses soins sur le bureau de la Chambre, l’un demandant le vote d’un crédit d’un million pour les Jeux de Berlin, l’autre de six cent mille francs pour les Jeux de Barcelone »1. Il semble que le Front Populaire souhaite contenter tout le monde, en permettant d’un côté au mouvement sportif français d’être présent en Allemagne, alors que dans le même temps les partisans des Jeux catalans se voient octroyer une aide financière (retranchée à la subvention initialement prévue pour Berlin) leur permettant de dépêcher une délégation en Espagne. Le débat parlementaire a lieu le 9 juillet, et prend la forme d’une joute de pure forme. Le gouvernement, représenté par le sous-secrétaire d’État aux loisirs et aux sports Léo Lagrange, reste hors de la polémique. Le député communiste Florimond Bonte défend les couleurs des opposants aux Jeux, auquel répond le radical François Piétri, qui milite pour le principe d’une décision prise au nom de l’apolitisme. Au final, les crédits sont votés sans surprise à une écrasante majorité, par 521 voix à 1. Seul un jeune élu radical, Pierre Mendès France, s’exprime contre. Les communistes, de leur côté, s’abstiennent, voulant éviter de voir la motion concernant les crédits barcelonais être bloquée.
Quelles hypothèses pouvons-nous apporter sur l’attitude résolument louvoyante arborée par le Front Populaire dans cette controverse?
Dans une Europe qui commence à être tourmentée par la montée des totalitarismes en ce milieu des années 1930, il serait aisé de penser que la question olympique ne soit pas traitée en tant que priorité, au milieu de l’abondance de dossiers qui s’amoncèlent sur le bureau de Léon Blum. Pourtant, il apparaît que le chapitre des Jeux occupe une place bien plus qu’anecdotique dans la diplomatie française à cette époque, ainsi que le fait remarquer Jean-Baptiste Duroselle: « Cette affaire des Jeux olympiques n’est superficielle qu’en apparence. Elle atteint en effet un public infiniment plus vaste que les diverses actions, même ouvertes, de la diplomatie »2 . Il ressort que la thématique olympique entre dans une stratégie à plus large échelle, où le gouvernement français semble être victime de ses propres contradictions.
Dans un premier temps, il est clair que le Front Populaire ne souhaite pas porter un coup au mouvement sportif, dont le couronnement est l’olympisme. A l’image du sous-secrétaire d’État aux loisirs et aux sports, Léo Lagrange, il ambitionne de démilitariser le sport, et refuse dès lors d’incorporer ce dernier au sein d’une diplomatie d’État. Les hommes de gauche sont de plus, profondément attachés aux idéaux de Coubertin, capables de rassembler les hommes autour d’un concensus positif: l’idée internationale de paix.
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D’autre part, l’olympisme jouit d’une grande popularité auprès de l’opinion publique: l’on décèle là une volonté évidente de ne pas froisser les masses, notamment populaires. A ce titre, l’attitude de Léo Lagrange est particulièrement révélatrice. Indiscutablement opposé aux Jeux du Reich, il est néanmoins conscient des risques d’éclatement du rassemblement populaire. N’ayant pas les moyens d’endiguer la vague qui conduira la France outre-Rhin, il déploie une farouche volonté pour permettre au pays de se rendre aux olympiadias populares: « faute de pouvoir s’opposer à l’envoi des sportifs français à Berlin, Léo Lagrange engage la France à fond dans une participation à ces contre-Jeux de Barcelone »3.
En dernier lieu, et il s’agit là sans aucun doute du principal facteur explicatif, l’affaire olympique est la première grande décision internationale du gouvernement Blum. Lui et son parti sont profondément attachés à la paix, et veulent adapter leurs prises de position en matière de Realpolitik à cette fin. A l’aube de l’été 1936, il affleure que le Front Populaire soit tenté par un rapprochement, au moins momentané, avec l’Allemagne hitlérienne. L’ambassadeur de France outre-Rhin, André François-Poncet, semble jouer un rôle particulièrement influent dans cette résolution. Il est en effet persuadé qu’une participation des athlètes tricolores à Berlin est indispensable, car selon lui, les Jeux olympiques vont renforcer les efforts de paix en Europe. Il déclare ainsi aux journalistes de L‘Auto: « Je ne puis vous dire qu’une chose, c’est que j’ai tout fait pour que la France soit représentée aux Jeux de Berlin. J‘attends maintenant en vrai sportif une décision de mon gouvernement »4. Et il invite, en coulisses, sa hiérarchie à prendre position en faveur des Jeux, afin de ne pas provoquer de rupture avec l’ogre allemand. Car, comme le fait remarquer à juste titre Jean-Marie Brohm, « soucieux de préserver la paix, le gouvernement de Léon Blum ne peut pas déclarer la guerre olympique »5.
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La France, en choisissant de se rendre dans la capitale du Reich pour l’olympiade, ménage l’Allemagne, mais cela au prix d’un attentisme dangereux. En effet, il apparaît que cette résolution entre dans le terrible engrenage des reculades, qui trouve son point d’orgue à Munich en 1938: après l’affaire éthiopienne (dans laquelle l’Italie de Mussolini est impliquée), la remilitarisation de la Rhénanie en mars 1936, la participation aux Jeux nazis s’intègre dans une série de décisions démontrant l’impossibilité pour la France, et à plus large échelle pour les démocraties, de faire front contre les totalitarismes (l’apathie de la société des nations dans les affaires précédemment évoquées est à ce titre, éloquente). Après les États-Unis, l’aval de la France aux Jeux est le dernier succès qui manquait au Reich pour exploiter ces derniers.
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Notes
1- L’Auto, 20 juin 1936.
2- Jean-Baptiste Duroselle, Politique étrangère de la France. La décadence, 1932-1939, Paris, Seuil, 1979, p. 185.
3- Fabrice Abgrall et François Thomazeau, 1936 – La France à l’épreuve des Jeux Olympiques de Berlin, Paris, Alvik, 2006, p. 48.
4- L’Auto, 19 juin 1936.
5- Jean-Marie Brohm, 1936 – Jeux Olympiques à Berlin, Bruxelles, Editions Complexe, 1983, p. 88.
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