La France face aux Jeux de Berlin – 1936 (Partie 4)

Les Jeux olympiques de Berlin et le bilan vu de France

.Les Jeux d’hiver de Garmisch-Partenkirchen, qui se déroulent au mois de février 1936, font office de répétition générale avant Berlin. Un soin particulier est apporté à l’organisation, tout est mis en œuvre pour donner aux visiteurs et médias étrangers une bonne image de l’Allemagne. L’entreprise est une réussite totale, le CIO s’en félicite.

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berlin364En juillet 1936, deux événements renforcent l’influence du fascisme en Europe occidentale. Le 19 juillet, on assiste au coup de force de Dantzig, ainsi qu’au déclenchement de la guerre civile espagnole, qui condamne les Jeux populaires de Barcelone. L’axe fasciste européen est alors consacré. Les démocraties ne réagissent pas, et le gouvernement de Blum, à contre-cœur, et dans une volonté de temporisation, n’apporte pas son soutien à la république espagnole. Cette frilosité a pour conséquence de conforter les nazis dans leurs certitudes, à quelques jours du commencement des épreuves.

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Hitler lors de la cérémonie d'ouverture

Hitler lors de la cérémonie d'ouverture

Le 31 juillet à Berlin sont déclarés ouverts les Jeux olympiques de la XIè olympiade. A cette occasion, une vaste entreprise de camouflage est mise en œuvre par les dignitaires allemands. Concernant les questions relatives à l’antisémitisme, le hockeyeur Rudi Ball et l’escrimeuse Helena Mayer, d’ascendance juive, sont autorisés à participer à la compétition, servant ainsi d’alibi. D’autre part, les panneaux et affiches antisémites disparaissent de la capitale, la parution des journaux à caractère judéophobe est interrompue durant la quinzaine, et demande est faite au tout Berlin d’éviter toute provocation envers les juifs: la ville doit se montrer sous son meilleur jour. Au niveau de l’organisation en elle-même, rien n’est laissé au hasard. Le service d’accueil est contrôlé par la police d’État, les équipes nationales sont réparties suivant des critères politiques, sont crées un service de contrôle et de censure, ainsi qu’un service de presse actif, éditant du matériel et des informations de propagande en plusieurs langues. Tous ces offices sont chapeautés par le comité de propagande de l’olympiade, dirigé par Goebbels, qui vise des objectifs de politique extérieure. Le but ultime est de présenter une Allemagne accueillante, aux intentions pacifiques, à la face du monde. C’est également un test grandeur nature pour le Reich, une manière de se comparer à ses hôtes, et de les impressionner. L’événement se déroule dans un cadre grandiose. Un stade de cent mille personnes, l’Olympia Stadion, est érigé au cœur de la capitale. Le cérémonial olympique est récupéré, et devient une ode à la gloire du régime national-socialiste, et de son führer: SS, croix gammées, chants et saluts nazis sont omniprésents durant la quinzaine. De plus, les Jeux sont filmés pour la première fois de leur histoire: l’œuvre de Leni Riefenstahl, « Les Dieux du stade », est un parfait exemple de propagande subliminale. Sur le terrain, on assiste au triomphe du sport allemand, le pays hôte terminant premier au tableau des médailles, avec 89 récompenses, dont 30 en or. Les États-Unis sont devancés au palmarès pour la première fois depuis la rénovation des Jeux… tout cela dans un déferlement de chauvinisme jamais vu auparavant. Seul le fabuleux exploit de Jesse Owens, qui rafle quatre titres, fait finalement un peu d’ombre au sombre dessein des nazis…

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Berlin à l'heure des Jeux

Berlin à l'heure des Jeux

A l’heure du bilan, le triomphe est total pour Hitler. L’olympiade lui permet de consolider sa position sur le plan extérieur, et d’affirmer la popularité du régime à l’intérieur des frontières. Les succès redonnent confiance et assurance au peuple germanique, lequel, après avoir supplanté ses concurrents sur le stade, entame désormais sa marche vers la guerre.

La France, de son côté, revient des Jeux avec un bilan bien maigre. Elle termine à la sixième place au classement des médailles (sept en or, six en argent et six en bronze), ce qui peut apparaître, de prime abord, comme un résultat honorable. Pourtant, après les compétitions de Garmisch-Partenkirchen, au cours desquelles les représentants tricolores ne remportent qu’une seule médaille de bronze, le constat est affligeant: la France est désormais rentrée dans le rang, et pire, elle ne soutient plus la comparaison avec l’Allemagne, dont la progression est fulgurante. Si le COF et Massard se satisfont pleinement de ces résultats, si Coubertin est véritablement enthousiasmé par la tenue de ces Jeux, un réel malaise est perceptible au sein du pays, une fois la délégation de retour. En épluchant la presse, les commentaires sont impitoyables. Les journalistes n’hésitent pas à parler de « débâcle française », d’épreuves au cours desquelles les athlètes « ont joué les rôles de figurants ». Les responsables du sport hexagonal ne sont pas épargnés, L’Auto déclarant « c‘est l’étroitesse de vue de nos dirigeants fédéraux qu‘il faut incriminer ».

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Jacques Goddet

Jacques Goddet

Mais au-delà du domaine strictement sportif, c’est au niveau de l’aspect idéologique de la manifestation que les critiques se font les plus vives. La volte-face de la rédaction de L’Auto est, à ce propos, éloquente. En effet, juste avant la cérémonie d’ouverture, Robert Perrier, qui n’avait pas hésité à encenser les Jeux de Garmisch, écrit: « Ne nous laissons pas éblouir. Ne perdons pas de vue, une fois pour toutes, que l‘Allemagne considère les Jeux de 1936 comme la plus éclatante manifestation de son redressement national. [...] Ce ne sont pas les Jeux de Berlin… ce sont les Jeux du Reich »1. Et une fois l’olympiade clôturée, le directeur du journal Jacques Goddet, rédige un véritable réquisitoire, dénonçant la perversion et l’instrumentalisation des idéaux olympiques par les nazis. Passé à la postérité, ce texte intitulé « les Jeux défigurés » demeure une référence historique incontournable, un témoignage poignant, sans concession, d’un homme qui a vécu l’événement « de l‘intérieur ». On peut notamment y lire: « Ainsi, triomphe populaire, triomphe musculaire, les Jeux de Berlin semblent avoir servi merveilleusement la cause du sport. Hélas! Jamais encore le sport n‘y avait été aussi profondément défiguré! Nous quittons Berlin et sa pluie de drapeaux bouleversés et inquiets. On s‘est servi du sport. On ne l‘a pas servi. [...] Les Jeux olympiques sont devenus une foire destinée à montrer au monde entier la force de réalisation d‘un régime et la soumission d‘un peuple à un maître »2. Dans un entretien réalisé en 1989, il renchérit: « C‘est vrai que Berlin 36 marque un tournant. Pour la première fois, en Allemagne, j‘ai très nettement ressenti la volonté d‘un pays de récupérer politiquement les Jeux olympiques. Tout était fait, tout était dirigé pour favoriser la propagande nazie. Pour nous, naïvement, il était facile d‘imaginer qu‘Hitler voulait servir l‘idéal olympique, mais il nous a trompés. Il nous a manipulés. Ses objectifs étaient beaucoup plus sournois. Il s‘est servi des Jeux pour en faire un hymne à la gloire de son régime. Il a commis un crime contre les Jeux »3. Ce retournement est symptomatique du traumatisme vécu par une frange de journalistes présents dans la capitale allemande. En revanche, une partie des quotidiens de droite et d’extrême-droite apparaissent admiratifs devant les méthodes germaniques, et enjoignent la France a les imiter. Le Figaro écrit à ce sujet: « Jamais encore les États généraux du sport amateur n‘avaient été présentés d‘aussi prestigieuse et grandiose façon. Grâce en soit rendue aux Allemands. [...] Ainsi nos voisins auront bien travaillé à la fois pour le sport et pour leur propre propagande. C‘est là de l‘argent bien placé, on ne peut que les en féliciter »4. Candide renchérit: « Voici les Allemands devenus les premiers des peuples sportifs, la première race du monde. Éternelle Germanie immuable ! Elle est forte, ce qu’elle fait est grand. [...] Les nations à État autoritaire préparent les victoires sportives et les races fortes. Nous, nous préparons la guerre civile. On ne peut pas tout faire »5. A gauche, on tente de prévenir ces dérives, ce détournement des Jeux qui permet de réaliser des parallèles avec le Reich. Le quotidien Vendredi met en garde: « Ah ! Il nous faudrait un régime comme celui-ci pour enfin faire quelque chose! Il est probable qu‘à l‘heure actuelle, beaucoup de journaux français vous chantent plus ou moins cette antienne et profitent des Jeux olympiques pour faire une propagande plus ou moins ouverte au régime hitlérien »6. Les discussions s’éternisent plus d’un mois après la clôture des Jeux, et posent les fondements du débat sur la mise en valeur et l’utilisation du sport au sein de la société française. Désormais consciente du retard croissant qu’elle accumule face aux pays totalitaires, la France va devoir désormais réfléchir aux moyens de combler ces lacunes.

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Jesse Owens

Jesse Owens

Il est convenu que les Jeux olympiques sont un fidèle reflet des rapports de force qui existent entre pays. Cette propension s’accroît inexorablement au cours des années trente, ainsi que le fait remarquer Jean Saint-Martin: « A partir d‘idéologies et de projets politiques radicalement différents, l‘Europe rend effective la démocratisation de ‘l’arme’ sportive afin de renchérir sur les choix entrepris au-delà de ses frontières et de faire briller les couleurs nationales. [...] Les idéologies politiques et les modèles politiques s‘affrontent sur un nouveau terrain: l‘enceinte sportive, où se joue désormais la déformation excessive du patriotisme »7. De ce point de vue, les Jeux de Berlin consacrent un Reich gagnant sur tous les fronts, dévoilant au grand jour l’éclat d’une Allemagne hitlérienne nouvelle et puissante, mais également les faiblesses endémiques et alarmantes des démocraties, et de la France en particulier: cette dernière, incapable de s’imposer sur le plan diplomatique, est aussi battue en brèche sur le stade. Le sport, c’est la guerre par d’autres moyens, et à ce jeu, l’Allemagne fait figure de grand vainqueur. L’olympiade est une abdication de plus de la part des démocraties, trouvant parfaitement sa place dans le processus d’escalade qui doit aboutir au second conflit mondial. L’arène sportive ne ment pas: l’attitude d’une France timorée, mal préparée voire apathique, prend la forme d’un prélude à la débâcle militaire de 1940. Le commentaire de l’historien américain Eugen Weber à ce sujet est sans équivoque: « Les hommes ne sont pas les jouets de l‘histoire – jouets des flux, des courants, des lois qu‘ils ne peuvent changer. Ils sont des sujets responsables: des acteurs qui écrivent et réécrivent leur scénario en passant d‘une décision à l‘autre ou qui, en ne décidant pas, l‘abandonnent à d‘autres. [...] Les Français des années trente ne voulaient pas, ne pouvaient pas décider. Ils ont laissé les autres forger leur destin et on dû payer le prix de cette abdication »8.

Les Jeux de la XIIè olympiade sont prévus pour 1940 au pays du soleil levant, à Tokyo. Le second conflit mondial éclatant à l’été 1939, ils ne peuvent avoir lieu. La prise des armes aux quatre coins de la planète entraîne une rupture de la trève olympique, qui dure douze longues années: la flamme ne renaîtra en effet qu’en 1948, à Londres…

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Notes

1- L’Auto, 31 juillet 1936.

2- L’Auto, 17 août 1936.

3- «Entretien avec Jacques Goddet» in Fabrice Abgrall et François Thomazeau,  1936 – La France à l’épreuve des Jeux Olympiques de Berlin, Paris, Alvik, 2006, pp. 277-278.

4- Le Figaro, 17 août 1936.

5- Candide, 20 août 1936.

6- Vendredi, 7 août 1936.

7- Jean Saint-Martin, « Sport, nationalismes et propagande (1918-1939 », in Philippe Tétart (dir.), Histoire du sport en France du second Empire au régime de Vichy, Paris, Vuibert, p. 207.

8- Eugen Weber, Hollow years, France in the 1930s, New York, W. Norton and Co, 1995, p. 6.

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