Moscou 1980 – L’olympisme dans la tourmente (Partie 2)
Vers la ruine des Jeux olympiques de Moscou
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Pour faire du boycott une réussite, il faut pour Carter s’approprier le soutien de l’opinion américaine, mais aussi de la communauté internationale. Il veut en faire une action de grande ampleur, qui prendra la forme d’une sanction exemplaire contre le régime de Moscou. Comme le précise Jérôme Gygax : « Le boycott olympique est choisi comme mesure de représailles pour sa dimension symbolique. Il exprime une condamnation morale qui devrait être adoptée par la communauté internationale […] Le boycott olympique a seul la capacité de mobiliser la sphère publique »1.
Dès le lendemain de l’annonce du 20 janvier, la Chambre des représentants suit Carter dans sa démarche, à une très large majorité (386 voix pour, 12 contre), et est relayée une semaine plus tard par le Sénat (88 voix pour, 4 contre). La population et les médias sont eux aussi, en accord avec leur président2. Seuls le Comité olympique américain, l’USOC, et son président Robert Kane, contestent ces méthodes. Ce dernier refuse l’ingérence de la politique dans le sport : « Si nous commençons à faire de la politique c’est la fin des Jeux »3. Mais il apparaît bien isolé dans son combat, et il cède peu à peu du terrain sous les pressions exercées par le gouvernement. Lloyd Cutler écrit à Jimmy Carter : « La majorité, à l’image du président Robert Kane, se sentent victimes de la pression du président et du Congrès qui les forcent à prendre position »4. Le 27 janvier 1980, la commission exécutive de l’USOC, réunie à Colorado Springs, « accepte à l’unanimité de demander au CIO le déplacement, l’abandon ou le report des Jeux »5.
Sur la scène internationale, l’Assemblée générale des Nations Unies vote une résolution condamnant largement (par 104 voix contre 18, et 18 abstentions) l’intervention en Afghanistan et exige « un retrait immédiat et inconditionnel des forces soviétiques ».
A Islamabad, les 27 et 28 janvier 1980, au cours de la réunion de l’Organisation des États de la Conférence islamique, réunissant trente-trois pays, on assiste à une dénonciation massive de l’attitude soviétique, qui « porte atteinte aux droits de l’homme et à la liberté des peuples » dans un pays frère. Au final, vingt-neuf d’entre eux décident de s’aligner sur la position américaine, en demandant l’ « arrêt immédiat et inconditionnel » de l’intervention soviétique.
C’est un point important marqué par Carter et son administration, qui vont maintenant s’atteler à obtenir le soutien des gouvernements et CNO étrangers : « De gros efforts sont faits pour persuader les autres gouvernements, les comités olympiques et les fédérations sportives internationales de déplacer, annuler ou reporter les Jeux de Moscou 1980 ».6 Cette campagne prend de l’ampleur lors de la réunion des délégués du CIO, le 9 février 1980 à Lake Placid. Lord Killanin, président du CIO, ouvre la séance en faisant l’apologie d’un sport exempté des interférences avec la politique, souhaitant sauver le mouvement olympique d’une nouvelle catastrophe : « Je ne me suis jamais refusé à reconnaître les intrusions de la politique dans le mouvement olympique et je demeure persuadé que nous devons nous y opposer. Nous ne pouvons qu’espérer que les dirigeants politiques de notre monde sauront résoudre leurs différends et éviter ainsi un autre holocauste [...] j’implore tous ceux qui ont des opinions et des sentiments divergents : n’utilisez pas les Jeux olympiques pour diviser le monde, mais pour l’unifier. N’utilisez pas les athlètes pour trouver une solution aux problèmes politiques »7. Le secrétaire d’État américain, Cyrus Vance, lui répond en ne laissant transparaître aucune ambiguïté sur la position américaine : « Mon gouvernement considère que ce serait une violation de ce principe fondamental (la trêve olympique) des Jeux olympiques que de tenir ou d’assister à des Jeux qui se tiendraient dans un pays engagé dans une guerre d’agression et qui a refusé d’obtempérer à l’ordre donné par la communauté internationale de cesser les hostilités. […] Nous nous opposerons à la participation d’une équipe américaine à tous les Jeux olympiques dans la capitale d’un pays envahisseur et demandons que les Jeux soient transférés de la capitale soviétique. Car nous voyons déjà le pays désigné comme hôte des Jeux cet été présenter ce choix comme une reconnaissance de la justesse de sa politique étrangère et de ses énormes services dans la lutte pour la paix ».8
Le but ultime de Carter est clair : il souhaite la ruine des Jeux de Moscou. Cependant, le CIO reste inflexible face à ce qui s’apparente à un « diktat » américain. Faisant suite aux engagements pris par les CNO européens et l’Association des CNO au début du mois, les soixante-treize membres du CIO adoptent à l’unanimité, le 12 février 1980, une résolution confirmant les accords pris à Vienne en 1974. Les Jeux olympiques de 1980 auront bien lieu à Moscou. Cette prise de position satisfait bien évidemment le Kremlin. Mais c’est sans compter sur la détermination du président américain, qui démultiplie les efforts pour trouver des alliés à sa cause.
La Grande-Bretagne et son premier ministre Margaret Thatcher, sont les premiers à apporter leur soutien au boycott. Le 17 janvier 1980, la Dame de fer ose même comparer l’olympiade moscovite à celle de Berlin : « Les Jeux de Moscou, comme en 1936 ceux de Berlin, sont essentiellement utilisés à des fins de propagande. Les athlètes sont des citoyens comme les autres, avec des droits mais aussi des responsabilités »9. Le 18 mars 1980, la Chambre des communes se prononce massivement en faveur de la non-participation (par 315 voix contre 147). Mais le CNO britannique, présidé par Sir Dennis Follows, résiste aux pressions et décide d’envoyer une équipe à Moscou, le 26 mars (par un vote de 18 voix contre 5).
Carter et son administration commencent à craindre un effet « boule de neige », qui aboutirait sur une participation massive des pays de l’Ouest. A Bruxelles, le 22 mars 1980, les seize CNO d’Europe de l’Ouest, « réaffirment leur solidarité envers le CIO et leur opposition à l’organisation de toute compétition sportive qui se présenterait comme un moyen de se substituer aux Jeux olympiques »10 .
Malgré cela, les défections commencent à voir le jour. En RFA, et malgré le désir de Willi Daume (président du CNO d’Allemagne de l’Ouest) d’envoyer une délégation en Union Soviétique, le chancelier Helmut Schmidt choisit de s’aligner sur Washington, et condamne les Jeux de Moscou en ces termes : « L’objectif du mouvement olympique était d’éduquer la jeunesse pour contribuer à un monde meilleur et plus pacifique. Une participation dans la situation actuelle aurait été comprise comme la négation de ces principes olympiques ».11 Le Bundestag vote le retrait (446 voix pour, 8 contre et 9 abstentions), suivi par le CNO le 19 mai (59 voix contre 40).
Le 26 avril 1980, le Canada, dans un premier temps favorable à la participation, se rétracte et décide de ne pas se rendre en URSS (par un vote du CNO, 137 voix pour contre 35).
Aux États-Unis, l’USOC finit par céder aux pressions, et ses délégués réunis à Colorado Springs le 12 avril 1980, finissent par voter le boycott avec une large majorité (1604 voix pour, 797 contre et 2 abstentions).
S’ensuit une pluie de forfaits, avec notamment celui de la Chine Populaire, qui confirme la crise des rapports sino-soviétiques, Israël qui renonce le 22 mai, le Japon le 24…
Finalement, soixante-deux pays prennent position en faveur du boycott. A l’initiative de la France, dix-neuf CNO européens se réunissent à Rome le 3 mai, et posent des conditions à leur engagement : ils exigent qu’il n’y ait pour eux « ni drapeaux, ni hymnes nationaux, ni uniformes, ni discours politiques, et refusent de participer à des manifestations qui ne sont pas strictement sportives afin d’éviter de cautionner la politique ou l’idéologie du pays hôte »12.
Brejnev, sentant le péril fondre sur « ses » Jeux, reçoit Killanin au Kremlin le 7 mai, et fait d’importantes concessions en acceptant notamment cette « dépolitisation » souhaitée par l’Europe de l’Ouest.
En fin de compte, les Jeux olympiques se tiennent bien à Moscou du 19 juillet au 3 août 1980, regroupant quatre-vingt nations. Malgré le boycott, ils sont une réussite pour le Kremlin, qui les transforme en une vitrine du régime. On assiste à un déchaînement de chauvinisme, la ville est bouclée, les effectifs de la milice quadruplés et les dissidents épurés. Les athlètes soviétiques triomphant dans un stade Lénine couvert de rouge, sont le symbole de la grandeur du communisme. L’URSS et les démocraties populaires remportent tout sur leur passage13, confirmant leur suprématie sur le terrain olympique. Mais les anneaux se sont une nouvelle fois désunis, et la prochaine olympiade, qui doit se tenir à Los Angeles en 1984, inspire d’ores et déjà les plus grandes craintes…
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Notes
1- Jérôme Gygax, « Entre enjeux internationaux et nationaux – Le boycott américain des Jeux de Moscou (1980) » in Pierre Milza (dir,), Le pouvoir des anneaux : les Jeux olympiques à la lumière de la politique : 1896-2004, Paris, Vuibert, 2004, p. 275.
2- Pour plus de détails voir Le Matin, 22 janvier 1980.
3- Alain Lunzenfichter, Athènes 1896 – Pékin 2008 : choix épiques des villes olympiques, Anglet, Atlantica, 2002, p. 149.
4- Jérôme Gygax, op. cit., p, 280.
5- Ibid.
6- Ibid.
7- Voir David Miller, La révolution olympique : portrait de Juan Antonio Samaranch, Paris, Payot, 1993, p. 131 et Henri Charpentier et Alain Billouin, Périls sur les Jeux olympiques : trop vite, trop haut, trop fort ?, Chartres, Le cherche midi, 2004, p. 67.
8- David Miller, op.cit., p, 131.
9- Jérôme Gygax, op. cit., p. 280.
10- Henri Charpentier et Alain Billouin, op. cit., p. 68.
11- Jérôme Gygax, op. cit., p. 291.
12- Henri Charpentier et Alain Billouin, op. cit., p. 68.
13- Voir James Riordan, Sports, politics and communism, Manchester, Manchester University Press, 1991, p. 67.
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