Moscou 1980 – L’olympisme dans la tourmente (Partie 4)

Les dessous des Jeux – le boycott vu de France

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Dans l’hexagone, l’intervention soviétique en Afghanistan est dès le départ mal perçue, condamnée presque unanimement par les partis politiques et par l’opinion publique. Le Matin parle d’une « réédition du coup de Prague », alors que Le Quotidien de Paris décrit l’acte comme « une colonisation soviétique vers les régions pétrolières »1.

A l’issue du conseil des ministres du 9 janvier, le gouvernement fait la déclaration suivante, par la voix de Pierre Hunt : « Les événements intervenus en Afghanistan sont en contradiction avec les principes fondamentaux qui régissent la vie internationale et la politique de la France. [...] Ces événements ont porté atteinte à la politique de détente »2. Il renchérit quelques jours plus tard, le 21 janvier, dans un un communiqué émanant du Quai d’Orsay, qui rappelle le caractère inacceptable de l’invasion.

Georges Marchais et Leonid Brejnev

Leonid Brejnev et Georges Marchais

Seul le Parti Communiste français de Georges Marchais se rallie au Kremlin. Le 3 Janvier 1980, l’Humanité, l’organe du parti, invoque pour justifier l’action de Moscou, « le principe de non-intervention, le droit naturel de légitime défense et la solidarité avec les peuples en lutte contre la réaction »3. Marchais va encore plus loin lorsqu’il se rend en personne dans la capitale soviétique le 11 janvier : il obtient trois entretiens avec Leonid Brejnev. Lors du journal télévisé de TF1, il apporte son soutien total à la politique du leader communiste, justifiant « l’assistance de l’URSS à l’Afghanistan par l’intervention militaire de l’extérieur » qui, selon lui, menaçait ce pays4. Il est le seul à croire à une opération américaine via le Pakistan, et rappelle que « la demande d’intervention militaire avait déjà été formulée par le gouvernement Amin et que l’URSS y avait résisté pendant plusieurs mois »5.

Le lendemain, la presse hexagonale s’indigne ouvertement des déclarations du leader du PCF. Le Matin parle de « provocation », Le Figaro de « pantalonnade », Libération accuse Marchais de « réinventer le style rétro de la guerre froide », alors que l’Unité, hebdomadaire du Parti Socialiste, définit le 18 janvier, la nouvelle tendance du PCF, comme suit : « un socialisme aux couleurs de l’URSS ».

Les milieux politiques le critiquent également de façon très acerbe, à l’image de Pierre Joxe, vice-président du groupe socialiste à l’Assemblée Nationale, qui déclare : « Quel malheur de voir un député, un représentant du peuple français, [...] s’évertuer à justifier l’injustifiable ! »6, ou du Centre des démocrates sociaux qui se dit « indigné »7. Même au sein de son propre parti, Marchais est loin de faire l’unanimité. Yvonne Quilès, membre du PCF, l’accuse de s’être « allié avec le diable », alors que Catherine Clément parle de sentiment de « honte »8. L’Humanité s’offusque, et Marchais renchérit le 21 janvier sur Antenne 2, en déclarant l’intervention soviétique « légitime au plan de la lutte des peuples pour leur droit à l’indépendance », louant « les forces pacifiques de l’armée rouge », et justifiant a posteriori le pacte germano-soviétique de 1939. Il dénonce d’autre part, ce qu’il appelle « la campagne de boycottage des Jeux olympiques de Moscou [...] lancée par la gauche en France »9.

Car si les politiques et la population semblent en contradiction avec le PCF sur le problème afghan en lui-même (cf sondage Louis-Harris du 24 janvier dans Le Matin), l’opinion apparaît plus divisée quant à la question du boycott des Jeux olympiques. Si l’on considère que la France, en général, a soutenu le mouvement olympique en refusant de s’aligner sur les positions de Carter, quelques voix se sont cependant élevées contre la participation.

Dès les premières rumeurs de boycott, le mouvement sportif s’y oppose vigoureusement. Claude Collard, président du CNOSF, prend la parole à la télévision, déclarant devant les caméras d’Antenne 2 : « Nous sommes contre tout boycottage, nous n’ignorons pas les problèmes politiques, mais nous devons les survoler, dans l’intérêt de la jeunesse du monde »10. Il est rejoint deux jours plus tard par Maurice Herzog, alors membre honoraire français du CIO qui, sur l’antenne d’Europe 1, met en garde contre l’ingérence de la politique dans le sport : « L’affaire de Kaboul n’a rien à voir avec les Jeux olympiques [...] Ne mélangeons pas les genres : séparons sport et politique. [...] Si nous devions tenir compte des aléas politiques, quasi-permanents, nous n’organiserions jamais de Jeux olympiques »11.

Les sportifs partagent le même point de vue : ils sont unanimes contre le boycott et prônent le non-alignement entre politique et sport. Sur quinze d’entre eux, interrogés par Le Figaro le 22 janvier, aucun n’envisage une non-participation de la France aux Jeux, tel le perchiste Houvion qui affirme : « Je suis contre le boycott, car s’il réussissait une seule fois, c’en serait fait des Jeux et du sport. La politique aurait tout cassé »12. Le 31 janvier est créé le CAEHN (Collectif d’athlètes et d’entraîneurs de haut niveau), qui refuse de voir le mouvement sportif accaparé par la politique.

L’opinion est aussi très majoritairement opposée au boycott, en témoignent les divers sondages publiés dans la presse (le 22 janvier dans un sondage Paris-Match publié dans Le Matin, 65% des personnes interrogées pensent que la France ne doit pas suivre les États-Unis dans la voie du boycott). Le public restera fidèle à ses convictions durant tout le processus qui conduira la France à Moscou (la proportion d’individus favorables au boycott n’augmente que de trois points en l’espace de trois mois).

Au départ la classe politique semble assez unanime. Le gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing entend laisser le libre choix au CNOSF quant à sa participation. Jacques Chaban-Delmas (RPR), alors président de l’Assemblée Nationale, s’élève contre le boycott : « en recommandant le boycottage des Jeux olympiques, le président des États-Unis a mis complètement à côté de la plaque. Il a raté sa cible. Je considère cette initiative comme inopérante et, pour ma part, la désapprouve complètement »13. Son parti le suit, les députés gaullistes se prononçant en faveur de l’engagement, par la voix du secrétaire général Bernard Pons : « il n’est pas raisonnable pour la France de bouder les J.O »14. François Mitterrand, premier secrétaire du PS, adopte aussi cette voie. Il déclare : « Il faut que les athlètes du monde entier puissent se rassembler car ils représentent le défi de la liberté et de la fraternité face aux conflits internationaux »15. Le Mouvement des radicaux de gauche, le Parti républicain préconisent la participation, de même que le PCF, qui s’exprime par le biais de Georges Marchais. Celui-ci se pose en supporter inconditionnel des joutes olympiques, dans l’émission Cartes sur table16.

Andreï Sakharov

Andreï Sakharov

Cependant, un événement changer la donne : l’arrestation et l’exil à Gorki du physicien soviétique Andreï Sakharov, prix Nobel de la paix, grande figure de la dissidence et militant des libertés en Union Soviétique. Les réactions dans le monde sont empreintes d’une grande indignation, et l’opinion française fait entendre sa désapprobation totale face à cet acte. Chaban Delmas, alors en visite à Moscou, rentre en France sur le champ, et même le PCF, qui paraissait si proche du Kremlin quelques jours auparavant, condamne l’attitude soviétique : « des mesures telles que celles qui viennent d’être prises contre Sakharov ne peuvent qu’entraîner notre désapprobation »17.

Couplé à l’action menée en Afghanistan, le traitement infligé à Sakharov a pour conséquence de relancer le débat sur le boycott. Au PS, des dissensions voient le jour. Michel Rocard, leader de la minorité, demande l’ouverture d’un débat au sein du parti, alors qu’Arthur Notebart, député du Nord, se prononce ouvertement « pour le boycottage »18. Simone Veil (UDF), président du Parlement Européen, donne un nouveau souffle à la discussion lorsqu’elle déclare : « Je considère que les avantages du boycottage sont plus grands que les inconvénients. C’est particulièrement vrai parce que les Soviétiques font des Jeux une opération de prestige »19. Elle est rejointe par le Centre des démocrates sociaux, les radicaux et le CDS (centristes) notamment.

Les intellectuels se lancent eux aussi dans la partie, s’érigeant en défenseurs des droits de l’homme et préconisant le boycott en réponse à la politique exercée par l’Union Soviétique dans ce domaine. Un groupe dont le leader est Raymond Aron, et composé par ailleurs de Simone de Beauvoir, Robert Bresson, Michel Foucault, Jacques Julliard, Bernard Kouchner, Emmanuel Leroy-Ladurie, André Lwoff et Jean-Paul Sartre, souligne que « les droits de l’homme sont de plus en plus bafoués en URSS ». Ce cercle demande « aux autorités gouvernementales ou sportives de ne pas accorder à l’Union Soviétique le certificat de bonne conduite internationale et de légitimité morale que son gouvernement espère obtenir grâce à la tenue des Jeux olympiques de Moscou », et appelle « fermement au boycott »20. Des organisations et comités à vocation humanitaire se font entendre. Pour Bernard Henri-Lévy, membre du comité « Droits de l’homme – Moscou 1980 », se rendre dans la capitale soviétique serait pour la France un « inexcusable, indélébile et intolérable déshonneur »21. La LICRA (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme), le comité CIEL (Comité des intellectuels pour l’Europe des libertés) présidé par Ionesco, ou le COBOM (Comité du boycott des Olympiades de Moscou) de Brohm, disent tous « Non » à Moscou. Il en va de même pour les dissidents exilés, comme Vladimir Boukovski pour lequel le « Oui » aux Jeux reviendrait à « apporter à l’URSS une approbation politique »22. Le Figaro est le seul organe de presse à militer pour le boycott, et il fait clairement entendre sa voix, par l’intermédiaire de Max Clos, qui appose son avis dans un éditorial du 28 janvier : « Il est impossible, aujourd’hui, au milieu d’une crise majeure qui nous concerne tous, que la France choisisse [...] de cautionner l’Union Soviétique plutôt que de se proclamer solidaire de Washington. Les athlètes français ne doivent pas aller à Moscou »23.

Comme nous pouvons le constater, le mouvement d’opinion enfle et n’est pas vraiment uniforme. On peut observer des scissions dans les partis, et l’on s’oriente rapidement vers des prises de positions « à titre personnel ». Le gouvernement reste de son côté assez discret, se contentant de condamner l’intervention en Afghanistan, et de déclarer que le boycott n’apparaît pas comme étant une solution adéquate, lors du conseil des ministres du 23 janvier : « Les statuts et règles olympiques pris à l’initiative de la France, dont le rôle a été décisif pour rétablir la tradition olympique, font du CIO la seule autorité habilitée à choisir la ville où se dérouleront les Jeux et confient aux CNO le soin exclusif d’organiser la participation des athlètes de leur pays. Le gouvernement français juge inacceptable l’intervention militaire soviétique en Afghanistan, et considère qu’il doit y être mis fin pour restaurer une situation conforme aux droits du peuple afghan et aux exigences de la paix internationale. Il estime que la remise en cause des Jeux ne constitue pas le moyen approprié pour atteindre cet objectif », ajoutant : « que le gouvernement n’a pas l’intention d’intervenir dans les décisions du CNOSF »24.

Par ce biais, il semble se préserver en laissant la porte ouverte à un éventuel revirement de situation : si l’Ouest boycottait massivement les Jeux, ces derniers prendraient alors la forme de « spartakiades », et la France pourrait en dernier lieu, choisir de ne pas y aller.

Le débat dans l’opinion continue quant à lui à être houleux jusqu’au mois de mai. Le CNOSF choisit de répondre favorablement à l’invitation de Moscou le 22 janvier. Pourtant, cette acceptation n’est officialisée qu’au dernier moment, le 13 mai 1980. Qu’en déduire ? La France, championne du non-alignement, a-t-elle attendu de voir l’attitude de ses alliés européens avant de se prononcer définitivement ? Ou alors, n’y aurait-il pas eu quelques atermoiements au plus haut de l’État français, quant à la politique à mettre en oeuvre ?

Dominique Maliesky se propose, dans sa thèse intitulée : « sport et politique : le boycott des Jeux de Moscou, 1980 : une crise multidimensionnelle », de lever le voile sur le rôle du gouvernement dans cette « affaire » de la participation française aux Jeux.

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Notes

1- Le Monde, 1er janvier 1980.

2- Le Monde, 10 janvier 1980.

3- Edouard Bonnefous (dir.), L’année politique, économique, sociale en France -1980, Paris, Editions du Moniteur, 1981, p. 26.

4- Ibid.

5- Le Matin, 12 janiver 1980.

6- Ibid.

7- Le Matin, 14 janvier 1980.

8- Le Matin, 8 janvier 1980.

9- Edouard Bonnefous, op. cit., p. 27.

10- L’Equipe, 1er janvier 1980.

11- Le Figaro, 3 janvier 1980.

12- Le Figaro, 22 janvier 1980.

13- Le Matin, 22 janvier 1980.

14- Ibid.

15- Le Matin, 28 janvier 1980.

16- Le Matin, 24 et 28 janvier 1980.

17- Le Monde, 24 janvier 1980.

18- Le Monde, 31 janvier 1980.

19- Le Monde, 30 janvier 1980.

20- Le Figaro, 24 janvier 1980.

21- Pour plus de détails voir l’article « irons-nous seuls ? », publié dans Le Figaro, 31 janvier 1980.

22- Le Matin, 23 janvier 1980.

23- Le Figaro, 28 janvier 1980.

24- Le Figaro, 24 janvier 1980.

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